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20/08/2010

Felicidad | roman de Jean MOLLA

felicidad.gifÉd. Gallimard | coll. Pôle fiction | juin 2010 (EO 2005) | 320 pages – 6 €

Les éditions Gallimard viennent de rééditer le roman de Jean Molla, dans une nouvelle collection de poche, à petit prix. L’occasion de se jeter dessus pour celles & ceux qui ne le connaissent pas, et pour nous, de rééditer la critique parue à sa sortie il y a cinq ans et toujours d’actualité…

Felicidad nous plonge dans l’une de ces sociétés «parfaites» qu’affectionnent les romans d’anticipation. Parfaite, au sens où elle fournit, à première vue, des solutions à certains grands problèmes: les guerres, la faim, le travail, les inégalités sociales, la violence... Ces solutions consistent souvent à confiner les zones de troubles dans des recoins bien isolés et maîtrisés: dans le cerveau d’une seule personne (lire Le Passeur de Loïs Lowry) ou dans des «enclaves» «légalement hors la loi» et des «guerres délocalisées» comme c’est le cas dans Felicidad.

Dans cette Grande Europe du futur, régentée par un consumérisme sans limites et dirigée par un président à vie, le bonheur est devenu un droit et un devoir pour tous les Citoyens (enfin, ceux qui méritent ce titre...) Les tâches contraignantes ou avilissantes ont été confiées à des «parumains»: «des organismes issus du génie génétique imitant l’apparence, le mode de pensée et le comportement des humains». Société parfaite, donc monstrueuse, congénitalement gangrenée. À la suite du meurtre du ministre du Bonheur, les failles de cette organisation seront révélées, une à une, au lieutenant Alexis Dekcked: enquêteur d’exception, lancé sur les traces de trois parumains hors normes, ce solitaire est néanmoins amoureux d’une belle parumaine.


C’est peu dire que le livre est un hommage à Philip K. Dick et à Ridley Scott, tant l’ombre pluvieuse de Blade Runner [1] imprègne l’atmosphère du roman. Replicants/parumains, Nexus 6 et Delta 5, Dekcked/Deckard mêmes combats. Il ne s’agit pourtant pas d’un pastiche, mais d’une vraie filiation, qui donne une furieuse envie de relire et revoi les originaux, sans douter une seconde de la valeur de ce descendant. D’ailleurs les questions de la filiation et de la nature humaine sont bien au centre du roman, qui prend appui sur les avancées technologiques et médicales de ces vingt dernières années et les interrogations éthiques qu’elles soulèvent. Ici, comme du point de vue politique ou économique, Jean Molla développe en fait des potentialités contenues dans notre monde contemporain: concentration dans l’industrie et le commerce, segmentation accrue entre pauvres et aisés, pensée dominante ultra-médiatisée, formatage à tous les étages...

Felicidad est également un bel essai sur la propagande et la manipulation du langage. Chacun des trente-trois chapitres (chiffre messianique, tout comme les initiales de Julius Choelcher, le créateur des douze Delta 5 ?) est introduit par un petit extrait édifiant de littérature «félicidienne» : discours ministériels, articles de loi, essais, tous publiés aux éditions GMR - Grands Magasins Réunis. À voir imprimé que «l’état est le garant du Bonheur individuel. Il peut avoir recours à tous les moyens, y compris les plus définitifs, pour en faire bénéficier les citoyens» (art. 3 de la Constitution), on hésite entre le sourire - c’est grotesque - et le frisson: l’écrit confère une apparence de légitimité au plus ignoble sophisme... Ajoutons que quatre chapitres sont introduits par des «textes interdits à la publication» dont un extrait du  Discours de la servitude volontaire  de La Boétie et un de l’ Introduction à la lecture de Hegel de A. Kojève : dans une publication en collection ado, cela mérite d’être remarqué...

Corinne Chiaradia

[1] Blade Runner, c’est le titre du film de Ridley Scott, tandis que le texte original de P.K. Dick se demande Les androïdes rêvent-ils à des moutons électriques? (1979).

Sur un thème (le clonage) et des interrogations voisines, lire le magnifique roman de Nancy Farmer, La Maison du scorpion (éd. L’École des loisirs)

(première publication de l'article : juillet 2005)

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