15/06/2014
L'INVENTION DU JEU - Entretien avec François Bégaudeau
Roman
de François BÉGAUDEAU
Éd. Hélium
Juin 2014 - 9,90 €
En ce mois de juin mondialement brésilien, les éditions Hélium rééditent fort à propos le premier roman jeunesse de François Bégaudeau. Une proximité entre les canaris nantais et le maillot jaune de la Seleçao ? Pourquoi pas ? Alors nous aussi, nous profitons de l'occasion pour « ressortir » un entretien avec l'auteur, réalisé en 2009 pour la revue Citrouille, au moment de la première parution du livre.
ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS BÉGAUDEAU
Propos recueillis par Corinne Chiaradia, août 2009.
— T’as fait quoi aujourd’hui maman ?
— J’ai écrit à François Bégaudeau pour lui demander une interview.
— …
— L’auteur d’Entre les murs.
— Ah…
— Il écrit dans So Foot.
— Wahouhh trop classe ! C’est comme Onze mondial mais avec des articles à la place des pubs.
Les ados, mêmes passionnés de football à haute dose, ont un aussi cerveau. Leurs petits frères et sœurs itou. François Bégaudeau, auteur né sur les terrains de foot nantais, s’adresse à eux pour la première fois. Il leur parle de ballon rond – d’une sphère qui sent la vache et roule sur elle-même quand on la touche – dans une fable animalière tendre, lucide, morale et drôle. Interview.
- En librairie jeunesse, on trouve une multitude de documentaires pour tous les âges sur le foot, des albums, des romans, des séries entières consacrées au foot. Votre avis sur cette profusion ?
François Bégaudeau : Je ne pensais pas que c’était à ce point. Je suppose que les éditeurs parient sur la prédilection très répandue et surtout très précoce (3-4 ans, dans mon cas) des enfants, et notamment des garçons, pour ce sport. Pas très original. Ça deviendrait plus intéressant si des petites filles se laissaient attirer par ce magma. C’est peut-être le cas. Je l’espère.
- L’Invention du jeu n’appartient à aucune de ces catégories… Mythe fondateur en sept chapitres, fable animalière à 24 personnages (deux fois douze apôtres ?) et un ballon, exercice de style qui réinvente le plaisir du jeu collectif… Comment le définissez-vous et à qui est-il destiné ?
F. B. : Difficile pour moi d’identifier un objet que j’ai voulu non-identifiable. Disons que c’est un conte fantaisiste. J’y ai développé un goût pour le récit qui s’aperçoit dans mes travaux « adultes ». Je l’ai écrit pour tout le monde. Pour moi livre jeunesse ne veut pas dire livre exclusivement destiné aux jeunes ; cela veut dire livre pour tous, y compris les jeunes.
- À quel moment avez-vous décidé d’adopter ce style si particulier d’écriture, mêlant sagesse (les petites maximes en fin de chapitre) et loufoquerie, langage fleuri et précision de l’intention ?
F. B. : C’est venu en cours d’écriture. Écrivant ce texte je me suis senti très libre, très disponible à ce que suggéraient les phrases en tombant sur la page. Par exemple une première maxime en a appelé d’autres. Et puis la mouche s’est mise à zozoter, etc. Quant au mixage entre loufoquerie et précision, c’est celui que j’essaie de développer en permanence. J’ai deux pentes quand j’écris : la captation du réel, et le glissement fantaisiste. En pariant sur le fait que le second sera d’autant plus efficace et jouissif que la première sera juste.
- Chaque chapitre est construit sur la « découverte » d’un geste et de fondamentaux du foot – le toucher, la frappe, le dribble, le but, le partenaire, l’échange, le face à face, l’invention de l’équipe et de la passe… Qu’est-ce qui a motivé votre désir de retour aux sources, aux premiers gestes ?
F. B. : Pour moi l’écriture jeunesse – et peut-être la littérature tout court, ou plus précisément la poésie – a quelque chose à voir avec le primitif. On remet les choses à plat, on gomme le vernis d’époque ou les complications pseudo-psychologiques, et on revient aux problématiques fondamentales de l’existence. Une créature est seule, puis elle en rencontre une autre, puis une troisième. Comment vivent-ils ensemble ? Comment se parlent-ils ? Appliqué au foot, cela revient à reprendre ce sport par le plus simple : le ballon, l’herbe, le pied.
- Que s’est-il passé le 3 mai 1876 ?
F. B. : C’est le genre d’entourloupe dont je suis un coupable récidiviste : cette date a la couleur de la précision encyclopédique, elle est crédible comme date fondatrice du foot, et pourtant elle est complètement loufoque. Si ce n’est que c’est ma date de naissance à deux ans près.
- Vous ne donnez pas le résultat du match, vos personnages n’inventent pas la compétition… Le désir de gagner, le plaisir de la victoire ça compte beaucoup pourtant dans le jeu entre enfants… Est-ce le 8e chapitre où tout se gâte que vous ne vouliez pas écrire ?
F. B. : Cette question est tellement pertinente que je me demande si la problématique de la compétition ne va pas impulser une sorte de suite. Par exemple les personnages s’engueulent et donc en viennent à réfléchir à comment détourner le conflit en grâce.
Ressurgira ce qui est pour moi une question centrale : comment négocier avec nos affects négatifs, avec nos passions tristes (envie, jalousie, ressentiment, etc)
- Vos personnages sont de tous genres et de tous sexes – mammifères, insectes, mollusques, oiseaux et même une ampoule électrique. Le jeu de ballon c’est un langage universel ? Un antidote contre le racisme ? Ce n’est pourtant pas ce que l’on voit aujourd’hui dans les stades (du district à la première ligue) où les insultes fusent…
F. B. : Vous savez, je suis intarissable sur ces sujets, dans So foot ou dans ma chronique hebdomadaire pour Le Monde. Mais là je ne voulais que retrouver la jouissance élémentaire du foot, et plus généralement, comme le titre l’indique, celle du jeu. Les phénomènes que vous évoquez ne sont pas créés par le jeu appelé football, ils en sont un dévoiement. Le foot ne charrie toute cette saloperie que parce qu’il est ultra-populaire et devient comme la doublure du réel social.
- Pourquoi le vert-rouge-noir de la couverture ? Jean-Luc le chat gaucher est-il italien ? N’est-ce pas aujourd’hui du côté de l’Espagne et du Barça qu’on trouve le plus beau jeu collectif de la planète ?
F. B. : Je vois que madame est parfaitement renseignée, et je suis un grand admirateur du Barça actuel. Mais les couleurs de l’Italie, ça ne se refuse pas. Peut-être parce que c’est par excellence le pays du jeu (de la comédie en tout cas).
- L’invention du jeu c’est un peu Jouer juste et Le Sport par les gestes pour les enfants ?
F. B. : J’adhère à ce programme, surtout pour Jouer juste, livre indéniablement adulte mais où l’entraîneur monologuant invitait ses joueurs à ne se soucier que du petit périmètre : mon pied, mon ballon, un partenaire proche à qui le donner. La meilleure solution est la plus simple, professait-il.
- C’est la première fois que vous publiez pour des jeunes lecteurs. Avez-vous envie de renouveler l’expérience ?
F. B. : Onze fois oui. J’aime cette liberté, ce plaisir pur de raconter, cette possibilité de bifurquer autant qu’on le souhaite, et surtout de donner libre cours à un imaginaire enfantin que je ne peux qu’injecter à petites doses dans mes livres. Dans Entre les murs un rossignol chante « Ah ça ira ça ira », dans Vers la douceur le personnage nommé Flup invente le printemps grâce à une sorte de moquette d’herbe. On pourrait orchestrer leur rencontre dans un prochain livre jeunesse.
- Lire ou faire du sport ? Le sport pour les costauds, l’écrit pour les gringalets… sont parmi les préjugés très répandus dans les cours d’école. Pour beaucoup, ces deux activités sont exclusives l'une de l'autre. Pour le dire bêtement, pensez-vous que la pratique d'un sport est compatible avec celle de la lecture ?
F. B. : Évidemment pour moi ce dilemme n’en est pas un. À six ans j’aimais lire Oui-Oui et jouer au foot, à quinze je découvrais Blaise Pascal et je rédigeais des articles sur la coupe du monde au Mexique, à vingt-trois je préparais l’agreg et j’étais abonné à la Beaujoire, temple du FC Nantes, à trente je publiais Jouer juste où j’inventais sans forcer un entraîneur philosophe. Et puis récemment j’ai convié des amis écrivains à rédiger deux ouvrages collectifs sur le sport. La littérature est une chose beaucoup plus physique qu’on ne croit, et le sport un domaine de très haute intellectualité.
- Question subsidiaire (soufflée par Lucien, supporter de l’ASSE) : que pensez-vous de la déconfiture de Saint-Étienne et croyez-vous que l’expérience du ridicule (« Quoi ?? tu soutiens Saint-Étienne, ha ha ha !!? ») soit formatrice pour un gamin de quatorze ans ?
F. B. : Je crois qu’en matière de déconfiture, nous autres supporters nantais n’avons en ce moment rien à envier à personne… Par ailleurs Jouer juste est un petit traité d’art de la défaite, Vers la douceur un passage en revue des maladresses sentimentales. Pour un récit, rien de plus fertile et drôle que le ratage. C’est ça qui est formidable avec la littérature : elle retourne en force et en plaisir nos fiascos et nos faiblesses ordinaires
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